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Urban lodge © JVC architecture

L’architecture frugale, le point de vue de Florine Wallyn et Marie Blanckaert

Préserver les sols, la biodiversité et les ressources naturelles. Ménager des territoires périurbains et ruraux responsables et innovants. Questionner, repenser et bousculer les pratiques pour bâtir des bâtiments frugaux en énergie, en matière et en technicité. C’est l’essence même du mouvement pour une « Frugalité heureuse et créative ». À l’occasion de la publication de l’ouvrage Architecture frugale : 20 exemples inspirants dans les Hauts-de-France, Florine Wallyn et Marie Blanckaert, co-auteures au côté d’Amandine Martin, lèvent le voile sur cette notion de frugalité appliquée au monde de l’architecture.

Lina Tchalabi : Quelle définition pouvez-vous donner de l'architecture frugale ?

Le restaurant scolaire de Loos
Loos-©-Julien-Lanoo

Florine Wallyn : Face aux problématiques environnementales et sociales actuelles, l’architecture frugale consiste à faire mieux avec moins. Rénover et construire en offrant plus de confort, plus de bien-être, plus de partage, plus d’emplois et d’économie locale, mais en utilisant moins de ressources, moins d’énergie fossile, moins de hightech et en générant moins de déchets. Dans la pratique, elle propose de construire des bâtiments suivant les principes bioclimatiques en utilisant le soleil ou la géothermie (énergie du sol) pour se chauffer et le vent pour se rafraîchir. Couplée à une isolation performante, l’architecture frugale permet de limiter les besoins en énergie pour le chauffage, la ventilation et le rafraîchissement.

Marie Blanckaert : La pratique de l’architecture frugale requiert d’avoir un raisonnement consciencieux et vertueux, en prenant compte de toutes les facettes de ce que l’on utilise, produit et consomme dans l’acte de construire. Il faut sortir du système linéaire d’extraire, consommer, jeter.

Sur quoi repose l'architecture frugale ?

F.W. : L’architecture frugale repose sur quatre principes essentiels. Tout d’abord, il y a la frugalité en sol. Cela implique une volonté de ménager le territoire plutôt que de l’aménager de manière excessive. L’idée est de réparer ce qui peut être réparé, de transformer ou de mutualiser les équipements existants, de donner de nouvelles fonctions aux structures déjà en place, et de favoriser la densification plutôt que l’étalement urbain. Ensuite, il y a la frugalité en matériaux. Cela signifie éviter les couches superficielles de décoration et privilégier l’utilisation de matériaux biosourcés ou géosourcés. L’objectif est de générer des économies locales et de promouvoir l’économie circulaire en réutilisant les matériaux et en leur donnant une seconde vie. 

Le troisième principe est la frugalité en énergie. L’idée ici est de favoriser les solutions « lowtech », car nous avons souvent tendance à suréquiper les bâtiments. Cela peut inclure l’utilisation de la ventilation naturelle, de l’éclairage naturel et d’autres techniques similaires pour réduire la consommation énergétique. Enfin, le dernier aspect concerne les nouveaux processus. Il s’agit d’explorer de nouvelles approches et d’introduire de nouveaux usages pour sortir des schémas traditionnels, en encourageant l’innovation et la recherche de solutions novatrices.

Vous utilisez le terme « frugalité » plutôt que « sobriété » ? Quelle différence peut-on noter entre ces deux notions ?

F.W. : Étymologiquement, « frugalité » vient de « frux », le fruit. Il s’agit de la juste récolte des fruits que la terre nous offre. Appliqué à l’architecture, cela consiste à utiliser des ressources naturelles, en quantité raisonnée, sans menacer le milieu d’où elles proviennent. C’est une satisfaction mesurée de nos besoins, une démarche de partage choisie alors que la sobriété est davantage perçue comme une privation subie.

M.B. : La sobriété renvoie à un caractère plus contraignant, elle a tendance à dicter « il faut faire des économies par-ci, il faut faire des efforts par-là ». La frugalité, quant à elle, est joyeuse, elle s’inscrit dans une dynamique positive, créative et engageante.

Lorsque l'architecte Dominique Gauzin-Müller lance en 2018 le « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative dans l'architecture et le ménagement des territoires », quel est le message qu'elle souhaite véhiculer ?

Bâtiment de la médiathèque d'Amiens
Médiathèque Amiens © Béal-Blanckaert

M.B. : Le monde de la construction est responsable de 60% des émissions de gaz à effet de serre ; les ressources s’amenuisent et les déchets s’accumulent. De plus en plus de professionnels changent leurs pratiques, les exemples sont nombreux, comme en témoignent ceux présentés dans l’ouvrage. Ainsi, l’idée de ce manifeste est de fédérer l’ensemble des acteurs et les encourager à participer au changement de paradigme. C’est là tout l’intérêt de notre travail de communication au sein du collectif. Nous jouons un rôle essentiel pour sensibiliser aux nouvelles approches. Nous remettons parfois en question les demandes, les méthodes de travail et les modes de financement. Cela implique également de revoir la législation en vigueur pour identifier d’éventuelles failles.

F.W. : L’architecture frugale propose une alternative aux modes de construction conventionnels. En s’éloignant de l’écriture architecturale mondialisée et des matériaux standards industrialisés, c’est un nouveau terrain de jeu qui s’ouvre pour les architectes, ingénieurs et artisans. Le projet est à chaque fois unique : les matérialités et procédés constructifs sont liés au terroir, les ambiances sont adaptées aux cultures et climats. Cela nécessite d’être inventif, d’agir et de penser avec la nature, c’est très stimulant.

Quels sont les avantages économiques d'une architecture frugale par rapport à une méthode de construction conventionnelle ?

F.W. : Une architecture frugale nécessite des matériaux performants et de qualité. Ils sont souvent plus chers à l’achat que les matériaux conventionnels. Mais il faut changer notre façon de compter et raisonner en coût global, sur le long terme : l’investissement sera un peu plus élevé mais permettra de faire des économies sur les charges et coûts d’exploitation du bâtiment (moins de chauffage, pas de climatisation, peu d’entretien, des matériaux dont la durée de vie est longue…).

M.B. : Nous ne sommes pas encore sur un pied d’égalité. Nous avons encore du chemin à parcourir pour parvenir à l’équilibre d’un projet. Le béton reste encore trop dominant. Il faudra du temps avant que les bétons de terre et de bois deviennent compétitifs. Les lobbies du béton exercent toujours une forte influence. Obtenir des dérogations et des validations n’est pas courant. Cependant, dans quelques années, certains sujets pourraient atteindre des coûts comparables. Il est encore trop tôt pour parler d’avantages économiques aujourd’hui. De plus, il y a de nombreux éléments que nous ne sommes pas encore en mesure de quantifier. Par exemple, en termes d’économie circulaire, de nombreuses entreprises et professions émergent. Mais il est difficile de les évaluer.

L'approche frugale fait appel à l'utilisation de matériaux biosourcés... Quelles sont leurs propriétés ?

F.W. : Les matériaux biosourcés sont issus du vivant. Dans la plupart des cas, ils sont d’origine végétale : le bois, la paille, le chanvre… Ils peuvent s’utiliser en structure, pour l’isolation et les finitions. Chacun a ses caractéristiques propres, il est important d’utiliser le bon matériau au bon endroit. Ils sont renouvelables à l’infini et compostables en fin de vie. Sans COV, ils permettent une grande qualité de l’air intérieur et la santé des habitants. Performants, ils assurent isolation thermique en hiver, fraîcheur en été et régulent l’hygrométrie. Contrairement aux idées reçues, ils sont résistants au feu et aux ravageurs. Enfin, les matériaux biosourcés sont expressifs, ils apportent une atmosphère singulière aux espaces.

Quelles sont les difficultés que l'on peut rencontrer en mettant en œuvre ces principes ?

F.W. : Le cadre réglementaire et assurantiel a beaucoup évolué ces dernières années et facilite grandement les choses. Construire en bois, paille ou chanvre est désormais assimilé à des techniques de construction courante (sous réserve de respecter les règles professionnelles). Les professionnels sont de plus en plus nombreux à se former à ces nouvelles techniques et les filières de matériaux biosourcés se structurent.

Site La Lainière jonction Roubaix-Tourcoing
La Lainière © Carlos Arroyo Arquitectos - Olivier Jost

Le présent ouvrage recense de nombreux projets à destination de l'industrie, du tertiaire, de l'enseignement et autres équipements à usage administratif. Pourquoi l'habitat, et plus particulièrement le logement collectif, est-il si peu présent ?

F.W. : Effectivement, c’est beaucoup plus difficile de faire changer les habitudes en logement collectif, les montages financiers sont très contraints et la recherche du coût le plus bas est souvent la règle. Ce sont les règlements d’urbanisme et les exigences politiques qui permettent, dans des cas encore trop rares, de construire suivant une démarche plus écoresponsable. Certains bailleurs s’engagent volontairement dans cette voie, comme la foncière Chênelet dont une opération de logements collectifs est présentée dans le livre. Les logements sont performants, sains et économes en charges, grâce à un système constructif avec des panneaux en petits bois cloués préfabriqués en atelier.

M.B. : Le logement collectif pose un véritable défi. Dans le secteur de la promotion immobilière, nous sommes confrontés à des produits financiers qui nécessitent de repenser les méthodes et de bousculer les habitudes. Le problème réside principalement dans le fait que de nombreux investisseurs achètent des logements pour des raisons fiscales, sans jamais y vivre ni en bénéficier sur le plan énergétique. Il s’agit d’un investissement purement financier. Nous menons une étude pour démontrer comment utiliser la législation et les exonérations fiscales pour favoriser la construction de logements à faible consommation d’énergie, offrant un habitat sain. Nous pensons que la réglementation environnementale RE2020 aidera également à faire évoluer les choses. Par ailleurs, les acteurs commencent néanmoins à prendre conscience de l’évolution des matériaux et des pratiques, mais les progrès ne sont pas encore assez rapides. C’est un sujet colossal, qui nécessite de réinventer complètement le modèle économique.

Comment répondre à l'équation entre les besoins d'urbanisation face à la démographie et la préservation de l'environnement ?

F.W. : D’abord, réhabiliter le déjà-là, et ensuite, si cela est nécessaire, construire de nouveaux bâtiments. Les friches industrielles, les logements vacants et la rénovation énergétique du bâti existant constituent un levier important pour augmenter l’offre de logements sans imperméabiliser davantage de sols. Il faudrait également s’assurer de créer des logements adaptés à la demande et accessibles à tous : à faibles charges ; des typologies adaptées aux familles monoparentales, recomposées et aux colocations ; des logements performants et peu énergivores.

Site industriel du LFB près d'Arras
LFB © BLAU

À ce jour, il n'existe aucun label pour certifier qu'une construction frugale l'est ou non. Seule la ville de Bordeaux a créé un label « Bâtiment frugal bordelais » à son initiative. Doit-on s'attendre à une duplication de ce modèle dans d'autres régions ?

F.W. : La démarche bordelaise est exemplaire et sera sans doute dupliquée à d’autres régions si des élus locaux s’en emparent. Pour ma part, je me méfie un petit peu des labels qui se résument souvent à devoir cocher des cases en oubliant le bon sens, la réalité constructive et la qualité d’usage. Construire frugal est un engagement ; la réponse est adaptée à son contexte, unique, elle ne rentre pas toujours dans un cadre.

M.B. : La ville de Tourcoing travaille actuellement sur un label référentiel en matière de construction durable, à l’instar de la ville de Lille et de son pacte bois-carbone. J’ai été impressionné par le succès du label à Bordeaux. La mairie de Tourcoing m’a sollicitée pour organiser des ateliers et je les ai fortement encouragés à poursuivre leurs efforts en s’inspirant du travail réalisé à Bordeaux. En réalité, grâce à cette approche frugale, nous pouvons répondre aux exigences de nombreux labels existants.

À propos des auteures

Florine Wallyn

Coordinatrice du groupe Frugalité Hauts-de-France depuis juillet 2018, Florine Wallyn co-organise les premières Rencontres nationales du mouvement à Loos-en-Gohelle en 2019. Après 12 ans au sein de l’agence Béal et Blanckaert architectes, elle vient de créer son propre atelier. Sa signature : quitter les sentiers battus pour pratiquer une architecture locale et conviviale, à l’écoute des personnes et de la nature. Elle met son expertise en bioclimatisme et matériaux biosourcés au service des particuliers qui souhaitent rénover énergétiquement leur logement ou l’adapter à de nouveaux besoins ; ainsi qu’aux collectivités qui souhaitent bâtir écoresponsable et expérimenter de nouvelles façons de faire.

Marie Blanckaert

À la tête de son agence d’architecture BLAU créée en 2013 – constituée d’une dizaine de personnes –, Marie Blanckaert place l’économie circulaire au cœur de ses projets. Elle a notamment réalisé l’unité de revalorisation de déchets du groupe LFB. L’architecte travaille actuellement sur un projet démonstrateur de l’économie circulaire à Bousbecque, une friche industrielle de 40 000 m2 où il s’agira d’analyser, démonter et revendre les matériaux pour leur réemploi.

Le mouvement de la Frugalité heureuse et créative regroupe aujourd’hui 16 000 personnes engagées, dont plus de 600 en région Hauts-de-France. www.frugalite.org

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